Le Réunionnais BoogzBrown annonce la sortie de 3883, un premier EP attendu qui questionne la mémoire de son île dans une musique intense où les polyrythmies défient l’électronique. PAM vous propose d’écouter le morceau « Fleurs » avant tout le monde, en lisant l’interview de l’artiste.
En dépit une certaine jeunesse dans le game, BoogzBrown s’impose indubitablement comme l’une des locomotives de la musique électronique réunionnaise. Une apparition sur la compilation Digital Kabar et un EP collaboratif avec le Mexicain Cubenx nous ont suffisamment chatouillé les sens pour nous donner envie de l’inviter dans notre série PAM Club, où il affirmait sa personnalité dans un mix introspectif construit sur la base de ses productions et remixes. Toujours affilié au label inFiné, le musicien et plasticien s’inspire du côté hypnotique et spirituel du maloya pour en dessiner un schéma moderne, nourri par ses souvenirs et ceux de ses ancêtres. C’est ce devoir intrinsèque de raconter la culture de son île qui lui sert de catalyseur, fusionnant par exemple la densité des percussions aux boîtes à rythmes sur le tumultueux « Jookali ». Il rend ensuite hommage aux marrons fugitifs sur « Zwazo Dbwa », usant de sifflets, rythmes guerriers et mélodies qui aspirent à la liberté. Après une parenthèse à la fois grave et poétique sur le saisissant « Galé », il s’essaye à la mutation des influences sur « Fleurs » -en écoute ci-dessous- avant de clôturer l’EP par un clin d’œil mystique à ses premières excursions artistiques nocturnes dans les rues de Paris. L’homme qui écoute les murmures de La Réunion a répondu à nos questions.
Le titre 3883 est une série de chiffre qui pour toi évoque le temps. Quel est son rôle dans ces 5 titres ?
Il y a tout d’abord la temporalité liée à la création et à la vie de ces titres. Il m’arrive souvent de boucler des morceaux et de les laisser vivre un peu, de les jouer, ou de les mettre de côté avant d’y revenir. Comme si qu’ils avaient besoin de cet espace là pour grandir, pousser et trouver leur forme finale. Le temps intervient aussi dans la notion de signature rythmique, celles du maloya et du sega particulièrement, qui, transposés de manière électronique m’ouvrent un champ des possibles incroyable. Chaque titre est une expérience différente de ces rythmes, et jouent avec la perception que l’on peut avoir de ceux-ci. Et enfin ce premier EP solo arrive à un moment clé pour moi, 2021 est mon année miroir 38/83, c’est un événement significatif pour moi.
Le communiqué de presse nous parle de cet EP comme d’un « documentaire musical ». Peux-tu développer ? Que cherches tu à documenter à travers ta musique ?
Chaque morceau fait appel à une sensation, un souvenir, ou une actualité. Ces éléments sont liés au territoire réunionnais et à mon expérience de ce territoire. Je viens d’une île jeune, qui à évolué extrêmement vite en 40/50 ans. Il y a comme un devoir de documenter cette culture en manque de représentation. Mais je pense que mon travail convoque aussi l’imaginaire, l’invisible. L’esprit de l’île est puissant et pour l’exprimer il faut aussi rêver au-delà de ce que nous voyons. Pour pouvoir se positionner dans le monde, il faut que nous ayons conscience de notre singularité, et c’est quelque chose que je défends aussi à travers les les arts visuels dans mon binôme Kid Kreol & Boogie.
Le morceau « Galé » est sans doute celui qui m’a le plus marqué par sa singularité. Pourquoi avoir choisi de parler de ce thème ? Quel est ton rapport à ces évènements politiques et sociétaux ?
Ce thème est arrivé à moi en quelque sorte. En novembre 2018, Francky Lauret, l’auteur et interprète du texte m’envoie ce fonnkèr (« fond du cœur », ndlr) qu’il a enregistré chez lui. Ce poème en créole parle de l’actualité, car au même moment les manifestations des gilets jaunes tournent à l’émeute dans différents endroits de l’Île et surtout au Chaudron (quartier de la ville de Saint-Denis), faisant écho aux émeutes qu’avait connu ce même quartier 1991. Pour moi cet événement est un cri de mécontentement mais aussi de désespoir, il y a un problème d’abandon et de délaissement social qui est alarmant. On le retrouve un peu partout dans le monde, et dans un contexte post-colonial il y a une résonance assourdissante. Et malgré le déséquilibre de ces confrontations, ces galets paraissent comme le dernier moyen de se faire entendre. Et ce texte le dénonce de façon douce-amère.
Parle-nous de « Fleurs » dont on fait aujourd’hui la première. Quelle est l’histoire derrière ce morceau ?
Pour « Fleurs », je me suis inspiré d’enregistrements de terrain fait en Papouasie – Nouvelle guinée, du style maloya dit « pleuré », de jersey club ou encore de jazz. Ce sont des genres musicaux que j’apprécie, et tout s’est assemblé naturellement sans calculs. Je voulais créer une expérience, sans genre fixe, où lorsque l’on lance le titre on ne sait pas où il va se terminer. Il y a un métissage, une créolisation, une hybridité qui mélange les styles et les rythmiques lente et rapide. Il s’ancre dans la terre pour s’envoler ensuite dans les airs. Il nous porte vers l’inconnu comme le vent qui emporte des graines et qui iront prendre racine, s’adapter et fleurir.
Ton EP est à l’image de ton PAM Club. Hypnotique, tribal, mystique et hors du temps. De quelle manière t’appropries-tu les polyrythmies et les musiques traditionnelles réunionnaises ? Quelle est la part d’organique par rapport à l’électronique ?
Comme dans mon travail de plasticien, le propos est d’utiliser un contenu, un savoir ancestral et de le retranscrire de façon moderne. Pour moi c’est une démarche liée à la spiritualité. J’ai commencé la peinture par le graffiti et appris la musique sur un ordinateur donc de façon moderne, ce sont mes prismes d’expression. L’utilisation de polyrythmies et de la musique traditionnelle est apparu plus tard en grandissant. C’était autant un retour aux sources, un hommage, qu’un terrain d’expérimentation. De manière instinctive, cela m’arrive d’électroniser des instruments joués ou avoir une approche plus organique sur un son électronique, il n’y a pas de règles, j’essaie juste de trouver un point de tension entre plusieurs mondes.
L’EP sera disponible chez inFiné à partir du 30 avril. Précommandez-le ici.